Par Frédéric Demarquet – Nous avons tous été victimes de petites et grosses injustices de la vie. Quelles soient dues au hasard, au destin diront certains, à des concours de circonstances, à des évènements, ou le fait de tiers qui se sont mal comportés, intentionnellement ou non. Elles n’en sont pas moins douloureuses et génèrent des émotions souvent envahissantes, doublées de ruminations persistantes.
Les coachs et thérapeutes reçoivent souvent dans leurs consultations des clients qui portent des histoires plus ou moins lourdes et qui ont bien des raisons de s’en plaindre. Que le travail porte directement sur ce sujet ou non, la plainte est omniprésente et prend beaucoup d’espace dans le cadre des séances, à l’image de celui qu’elle occupe également dans la vie des personnes.
La plainte qui entraîne un statut de victime se porte en général sur des problèmes précis pour lesquels les clients consultent, bien qu’elle puisse aussi contenir un sujet plus flou et global. A l’occasion de certains accompagnements, elle occupe une place particulière et il semble qu’elle puisse jouer des rôles assez précis, non seulement dans l’histoire de la personne, mais également dans la construction de ses problèmes actuels, objets de la consultation.
Prenons l’exemple de Laetitia qui consulte car elle vit une situation professionnelle difficile avec un chef qui lui en fait voir de toutes les couleurs. Ses séances sont en général programmées en fin de journée alors qu’elle a subi son manager pendant plusieurs heures. De séance en séance, la plainte occupe le terrain et nous dit la colère de Laetitia. Elle verbalise ainsi les ruminations qui l’occupent une grande partie de son temps. Comme on dit souvent, elle vidange le trop plein. Et force est de constater que la vidange ne s’arrête pas. C’est comme si le bateau se remplissait au fur et à mesure qu’on écope. Il est alors difficile pour le coach ou le thérapeute de passer à une étape davantage constructive de la séance. D’autant que s’ils coupent cours à la plainte, Laetitia ne se sentira pas entendu et risque de s’en plaindre, de se sentir victime de son accompagnant. C’est un peu le serpent qui se mord la queue.
Que nous dit la plainte dans ce cas précis ? Laetitia souhaite-t-elle que l’on fasse preuve d’écoute et de compassion à son égard ? Souhaite-t-elle simplement se libérer, décharger le trop plein ? Veut-elle qu’on la reconnaisse dans son statut de victime ? Il peut y avoir beaucoup de raisons à sa plainte mais une chose est sûre : si elle reste trop dans la plainte, elle prend le risque de ne pas pouvoir faire évoluer la situation qui l’occupe. Risque que partage son accompagnant. Aussi, comment permettre à la plainte de Laetitia de trouver sa juste place pour elle, tout en lui offrant la possibilité de définir précisément ce qu’elle souhaite voir évoluer de sa situation ?
Un premier pas indispensable sera de co-définir ses besoins et objectifs. Mais une fois que cela sera fait, si la plainte demeure, y-aura-t-il de la place pour traiter la demande explicitée ? Rien n’est moins sûr. On ne peut pas remplir un tonneau qui est déjà plein. Si la plainte prend tout l’espace, ou mettre le reste ? Il semble donc nécessaire de vider un peu de la plainte. Mais la source ne se tarit jamais ! On dirait bien que l’accompagnement est voué à tourner en rond…
Lorsqu’on analyse les situations de plaintes récurrentes dans la vie de tous les jours, les plaignants souhaitent généralement avant tout se plaindre et ceci a du sens pour eux tel que vu plus haut. A chacun de savoir le temps qu’il souhaite consacrer à l’écoute de ses plaintes. En revanche, dans le cadre de consultations, les clients investissent de l’énergie, du temps et de l’argent car ils souhaitent un résultat concret. Aussi, la plainte est à considérer comme un élément important dans le rôle qu’elle joue en bloquant l’accès aux solutions potentielles. En effet, la plainte ne fait pas qu’occuper l’espace. Elle est un moyen trouvé par la personne pour se sentir mieux. Moyen qui, malheureusement, s’est rapidement refermé comme un piège s’il persiste dans la durée. La plainte devient alors une boucle récurrente qui tourne dans la tête du plaignant sous forme de ruminations ou qu’il verbalise à son entourage. Et cette boucle envahit de plus en plus le quotidien jusqu’à devenir l’histoire dominante qui entrave toute autre possibilité. Le problème n’est plus le problème initial mais bien cette histoire qui, telle une rivière qui déborde, va s’immiscer dans l’ensemble des espaces inoccupés, voire déloger tout se qui se trouve sur son passage quand la rivière se transforme en tsunami.
Il conviendra alors de permettre à la personne qui souffre de cette situation d’apprendre progressivement à écrire une nouvelle histoire de son problème dans laquelle la plainte sera au fil du temps en partie remplacée par d’autres éléments. Son statut devra évoluer de victime à responsable de son évolution.
Observons la situation de Pascal qui, suite à une infection par la covid, vit aujourd’hui avec des difficultés musculaires importantes. Il a 73 ans et doit être aidé au quotidien pour certaines tâches. Il ne pourra vraisemblablement pas retrouver son autonomie précédente. Ses enfants se relaient pour l’aider et ils font parfois appel à des aides à domicile s’ils ne sont pas disponibles. Pascal se sent victime du mauvais sort, des médecins, de ses enfants, des aides externes et des psychologues qui l’accompagnent. Il passe ses journées à ruminer, il est en colère permanente et agresse tout le monde et plus particulièrement ses enfants. Ceux-ci sont épuisées par la situation et tendent à prendre de la distance, ce qui ne manque pas d’alimenter la colère de Pascal et de valider le statut de victime dans lequel il s’est malgré lui enfermé. L’histoire dominante qui l’envahit au quotidien l’empêche de faire progressivement le deuil d’une vie précédente qui ne pourra plus être et alimente un mal-être qui entraîne de nombreux dommages collatéraux : fatigues importantes, stress, maladies psychosomatiques, relations détériorées, difficultés de concentration… Il n’est ainsi plus en lien avec ses ressources, bien qu’elles soient encore nombreuses, et ne peut voir qu’il peut participer à une évolution plus favorable de sa situation. Ses capacités de résilience sont bloquées.
Comme Pascal, de nombreuses personnes sont envahies par des histoires dominantes qui gèlent les possibilités de trouver d’autres voies que celles de la plainte et de la victimisation. Les coachs et thérapeutes qui les accompagnent devront alors veiller à faire évoluer ces histoires en y introduisant progressivement certains éléments nouveaux et sources de possibles évolutions. Ainsi, ils pourront redevenir responsable d’eux-mêmes, d’un retour à un mieux-être et pourquoi pas écrire de nouvelles pages qui ne manqueront pas d’intérêt.
Tant que nous sommes uniquement victimes d’éléments externes, il est peu probable que l’on puisse devenir acteur de son présent et de son futur. Si je n’ai aucune responsabilité dans mes difficultés, comment puis-je devenir responsable de leur prise en charge ? Bien souvent, lorsque des facteurs externes sont à la source de nos problèmes, nous maintenons durablement l’idée qu’ils sont entretenus par ces mêmes facteurs ou par de nouveaux mais qui demeurent à l’extérieur de nous-mêmes et sur lesquels nous n’avons donc pas la main. Reconnaître que l’on participe malgré nous à maintenir nos difficultés permet rapidement de redevenir pro-actif dans leurs résolutions. Ainsi, le Caliméro que nous sommes devenus peut enlever sa coquille, relever la tête et retrouver le libre-arbitre de ses choix. Mais pour cela, il devra sûrement accepter quelques éléments incontournables, faire certains deuils, abandonner son statut de victime et remplir son temps d’autres choses que de ruminations et de plaintes. Et ce n’est pas simple de faire ce chemin. Parfois certains arrivent à le faire seuls, d’autres se font accompagner et, quelle que soit l’orientation prise, cela demande une bonne dose de courage.
Redonner à la plainte sa juste place comporte en enjeu majeur qui peut ouvrir de possibles résiliences mais il convient de le faire un bon moment, de la bonne façon et sans chercher pour autant à l’éradiquer. En effet, un certain dosage de plainte peut être utile, par exemple pour informer les autres qu’on a besoin qu’ils prennent soin de nous, qu’ils s’intéressent à ce qui nous arrive, ou encore pour se libérer par la verbalisation d’émotions envahissantes. Supprimer totalement la plainte pourrait s’avérer contre-productifs pour certains et à certains moments.
Enfin, j’aimerais clôturer cet article en invoquant le droit à la plainte. En effet, chacun a la possibilité de se plaindre quand il le souhaite. Et c’est bien une décision personnelle que de vouloir limiter la plainte pour ouvrir d’autres possibilités plus satisfaisantes. Et si les autres se plaignent que vous vous plaignez, alors ils ne font que reproduire ce qu’ils vous reprochent. Qu’ils travaillent donc sur leur propre coquille plutôt que de vous demander d’enlever la vôtre ! Après tout, nous sommes tous un peu Caliméro de temps à autre et c’est sûrement une bonne chose. Accepter le Caliméro qui est en soi peut d’ailleurs constituer un bon moyen de le tenir à l’œil et de devenir son maître plutôt que de subir sa domination.