Par Frédéric Demarquet – Les sociétés humaines ont depuis toujours inventé et diffusé de nombreuses normes. Sur les comportements, les choix de vie, les goûts, les personnalités, les traits de caractères, les apparences physiques, les tenues vestimentaires, les appartenances idéologiques, politiques, religieuses… et dans bien d’autres domaines encore. Ces normes sont dans la plupart des cas des représentations binaires : ce qu’il faut être et ne pas être, le bon et le mauvais goût, les bons et les mauvais choix… Il conviendrait d’être toujours du bon côté. Encore faut-il s’entendre sur ce que serait le bon côté. On peut dire que ces normes sont des formes de servitudes volontaires, à laquelle des majorités adhèrent, écartant d’autres majorités et bien souvent des minorités. Chacun s’engage ainsi de manière plus ou moins consciente à appartenir à certaines catégories idéologiques, comportementales, sociales, vestimentaires… D’autres sont engagés de fait dans des appartenances qu’ils n’ont pas choisies : ethnies, apparences physiques, genre, handicape…
Ces catégorisations normatives reposent en partie sur des besoins bien légitimes de socialisation, de construction de l’estime de soi, de reconnaissance ou encore d’amour de soi. Chacun va ainsi nourrir ce qui lui est nécessaire pour se construire dans le regard des autres et dans celui qu’il porte sur lui-même. De plus, appartenir à des groupes humains participe à remplir des fonctions de sécurité, de rassurance, de légitimité ou encore d’identité. Il semble de fait bien normal que chacun ait recours à des alliances normatives qui œuvrent à l’élaboration personnel de ce que la psychanalyse nomma le self, qu’il soit vrai et corresponde à l’image que chacun se fait de lui-même, ou faux et prenne la forme de mécanismes de défense participant à maintenir sa bonne santé égotique. On pourrait du reste parler de self collectif lorsqu’on observe les phénomènes de groupes qui tendent à une pensée unique ou chacun se confond avec l’ensemble.
Tout ceci semble donc participer à l’équilibre humain et tout irait bien si l’unicité de chacun ne venait pas mettre son grain de sel dans cette affaire. En effet, nous sommes bien souvent tiraillés entre l’adhésion à des normes et l’exploration de nos singularités. Comment appartenir tout en se différenciant ? Voilà un chalenge bien complexe que beaucoup d’entre nous devons relever fréquemment et qui peut parfois s’avérer décourageant, voire usant. Nous rencontrons souvent, dans le cadre sécurisé de nos consultations, qu’elles soient personnelles ou professionnelles, des personnes qui sont fortement tiraillées, d’une part entre des normes, qu’elles soient choisies ou subies et, d’autre part, entre leurs aspirations personnelles émanant de leur personnalité, de leurs orientations variées, de leurs besoins profonds ou encore de leurs goûts, de leurs idées, de leurs envies… Ceci peut créer de nombreux dommages collatéraux : souffrance, stress, solitude, dépression, anxiété, culpabilité et bien d’autres maux encore.
Ceci ne veut pas dire que l’adhésion à des normes soit mauvaise en soi. Ce qui serait du reste une norme fort binaire. Cependant, pour certaines et certains, ces orientations semblent non seulement ne plus remplir les fonctions positives citées ci-dessus, mais arrivent à créer un effet opposé, participant ainsi à engendrer des mal-être importants tout en bloquant les possibilités d’évolution souhaités.
Prenons le cas de Nadine qui consulte car elle se sent très isolée dans le cadre de son travail. Pourtant, elle participe aux réunions, déjeune avec ses collègues, se joint parfois à des after-works. Elle explique que plus elle se joint aux autres et plus elle se sent seule. Aussi, elle tend à s’isoler de plus en plus et cela la déprime. Elle perd le goût aux activités qui jusque-là lui plaisaient. Nadine explique qu’elle ne voit pas toujours les choses comme ses collègues et qu’elle n’ose le dire car elle a peur d’être rejetée. Elles se plaignent beaucoup de l’entreprise, du manager. Aussi, a-t-elle fait pareil pendant plusieurs années, mais elle jouait un rôle car elle apprécie l’entreprise pour laquelle elle travaille ainsi que son manager. A certains moments, elle finissait par adhérer aux idées de ses collègues tout en sentant que ce n’était pas juste pour elle. Cela lui fait penser à ses idées politiques qui sont très différentes de celles de ses parents et de ses frères. Elle n’en a jamais parlé avec eux de peur de les décevoir. La première fois qu’elle a voté, elle a suivi le choix familial et trouvait que c’était bien et puis elle a ensuite voté selon ses propres idées mais dans la culpabilité. Nadine prend progressivement conscience qu’elle a toute sa vie adhéré aux idées des autres pour être acceptée, aimée. Elle est entrée dans la norme familiale, puis dans celle de ses amis étudiants et aujourd’hui dans celle de son équipe. Elle vit seule car à chaque fois qu’elle a rencontré un compagnon potentiel, elle tendait à se sur-adapter à ses idées, ses choix de vie et elle avait le sentiment de se perdre, de ne plus savoir qui elle était. Aussi, préférait-elle mettre fin à ses relations.
Nadine est aujourd’hui prise dans un dilemme : affirmer ses propres idées, ses choix ou continuer à mentir à son entourage, à se mentir à elle-même. Et forcément ce dilemme, comme tout dilemme, la cloue sur place et l’empêche d’évoluer car aucune des deux solutions seule n’est satisfaisante. Chacune exclue l’autre. Si elle s’affirme, elle prend le risque du rejet et si elle se sur-adapte, elle se perd.
C’est là qu’entre en scène la notion d’assumance que nous développons au Si Institut. En effet, l’un des chemins qui pourrait aider Nadine est d’entrer dans une logique d’inclusion : assumer ses idées et ses choix tout en assumant de ne pas toujours les assumer. Car s’adapter dans certaines situations est sûrement intéressant pour elle également. Dès lors que Nadine assume cette double orientation, elle va pouvoir agir en connaissance et dans une logique de protection et de développement d’elle-même quoi qu’elle fasse. D’un choix binaire où elle perd à tous les coups, elle passe à des choix multiples et adaptatifs aux situations qu’elle rencontre, à ses besoins réels dans ces situations et à des moments précis. Elle ne va plus subir mais exercer un libre-arbitre évolutif.
L’assumance telle que nous la concevons est une position vis-à-vis de soi, des autres et des situations rencontrées qui ouvre la voie à une profonde connaissance de soi et de ses besoins tout en offrant la possibilité d’opter pour les comportements qui nous semblent le plus bénéfiques pour nous, en évitant autant que faire se peut les dommages collatéraux. Nous rencontrons fréquemment des personnes qui soufrent de ne pas assumer leurs singularités mais aussi d’autres qui souffrent des effets boomerangs de les avoir assumées au mauvais moment, au mauvais endroit, avec les mauvaises personnes. Chacun doit pouvoir faire son coming-out (prenez ce terme au sens élargi) à sa manière, où et quand il le souhaite. Dans le cas contraire, c’est une nouvelle adhésion à une norme contre la norme qui peut s’avérer porter de nombreux pièges.
Pour résumer, l’assumance telle que nous l’envisageons se définit par la capacité à créer sa propre norme incluant ses singularités multiples, en assumant ce que l’on souhaite et dans des contextes voulus, tout en assumant de ne pas tout assumer et le tout dans des choix aussi librement consentis que possible. En effet, la notion de liberté est assez aléatoire car il semble que quasiment tout choix puisse potentiellement s’être construit dans les influences multiples que nous vivons au cours de nos vies et de fait qu’ont vécu nos aïeux. Assumer cet état de fait est également l’un des piliers de l’assumance.
Cette notion d’assumance est une proposition que nous faisons et qui permet à certains de nos clients de mieux définir la voie qui sera intéressante pour eux. Ce n’est pas une vérité en soi mais une manière d’appréhender certaines difficultés de parcours qui peut s’avérer aidante pour les uns ou les autres. Ainsi, avons-nous pu, entre autres, accompagner sur ce chemin Amandine, qui fut une enfant précoce incomprise, rejetée et harcelée et qui trouva la voie de la résilience via l’assumance, ou encore Fabien, jeune homme hors norme de part son physique et son apparence et qui apprit à en faire une force. Je pense aussi à Antoinette, une octogénaire qui trouva la paix suite à un long combat contre une personnalité atypique avec laquelle elle sut se réconcilier ou encore à Thibault, qui luttait contre ses penchants idéologiques pour « entrer dans le droit chemin » et se trouva une « famille de dissidents » avec laquelle il se construisit un avenir sur mesure. Enfin, je ne peux clore cette liste d’exemples sans citer Pascal, un quadragénaire souffrant de bégaiement et qui fit de celui-ci une force au service de son développement personnel et professionnel.
L’assumance permet, entre autres effets bénéfiques, de ne plus se sentir vulnérable. En effet, comment être attaqué sur des sujets pleinement assumés ? Je suis gay, gros, timide… et alors ? La belle affaire ! Le sujet est alors renvoyé à l’attaquant au profit de l’attaqué. Qui a véritablement un problème dans cette histoire ? Si tu es homophobe, grossophobe ou timidophobe, va donc consulter ! Bien sûr, cela demande un certain travail sur soi pour parvenir à cette position et chacun le fera à sa manière et pourra progressivement sortir des engagements de rejets intériorisés dans lequel il a été piégé par notre société normative et trop souvent intolérante.
Dans le cadre de l’entreprise, combien de personnes nous accompagnons qui, pour parvenir à s’épanouir professionnellement, doivent emprunter le chemin de l’assumance sur des sujets variés. L’équilibre est en effet compliqué entre assumer ses singularités dans des univers parfois très normatifs, tout en s’intégrant. Aussi, nous arrive-t-il de plus en plus fréquemment d’accompagner des organisations à générer en leur sein des dynamiques d’assumo-tolérance tant les difficultés deviennent majeures. Il est en effet beaucoup plus efficace dans ce cadre d’approcher le sujet par les deux bouts. L’intolérance étant le pendant symétrique de la non-assumance. Ainsi, la tolérance devient celui de l’assumance. Je pense à cette organisation un tant soit peu « conservatrice » et qui n’arrivait plus à recruter de jeunes tant elle avait mauvaise presse dans sa région auprès des primo-accédants à l’embauche. Et ceci devenait un enjeu majeur, l’avenir de cette PME étant en danger. A l’occasion d’un diagnostic, nous avons mis en lumière que l’intolérance de la majorité et de la direction elle-même vis-à-vis de comportements nouveaux engendrait de la souffrance, des démissions et une fuite à l’embauche. En creusant davantage, nous pûmes dégager une tendance très intéressante : nombre de salariés séniors de cette entreprise rejetaient les comportements des jeunes embauchés… tout en enviant leur liberté d’être. On voit ici comment certaines formes d’intolérances peuvent prendre le visage d’une assumance en défaut. Un travail put alors être proposé pour permettre une évolution de culture d’entreprise favorisant l’assumance qui engendra davantage de tolérance et la possibilité d’embaucher à nouveau.
Derrière l’intolérance, se cache bien souvent le besoin de se rassurer : si je me moque de cette personne en surpoids, ne suis-je pas en train de me rassurer sur ma propre apparence physique ? Si je disqualifie les idées de tel ou telle autre, n’ai-je pas simplement besoin de valider que mes propres idées sont valables ? Lorsque je rejette des personnes plus âgées, n’est-ce pas ma propre peur de vieillir qui s’exprime ? En effet, derrière l’intolérance, se tient bien souvent en embuscade la peur : peur de n’être pas accepté, aimé, peur de ne pas être à la hauteur, peur du rejet… Aussi, voit-on régulièrement des actes discriminatoires prendre racine dans nos peurs les plus profondes, tant au niveau de notre sécurité, que de notre intégrité ou encore de notre identité. Cette femme qui juge le comportement de cette belle jeune fille insouciante et libre ne parle-t-elle pas au fond de sa propre angoisse de vieillir, d’être seule, rejetée… ? Cet homme qui critique ouvertement et agressivement cet autre qui a fait le choix de vivre en travaillant différemment et moins n’évoque-t-il pas son sentiment d’être passé à côte de quelque-chose d’essentiel pour lui, d’avoir un tant soit peu raté sa vie ? Derrière la peur, peut se tapir aussi l’envie, la convoitise et peut-être alors l’admiration ? Et si nous étions parfois intolérants avec ce que nous admirons et convoitons ? Il ne s’agit pas dans ce cas de s’accuser mais peut-être juste de prendre conscience, car après tout, tout ceci est bien humain.
La notion d’assumance englobe aussi cette dimension d’acceptation de ses propres zones d’ombres qui constituent certaines parts de nous-même. En effet, c’est bien en les assumant en non en les rejetant que nous pouvons basculer vers la tolérance envers nous-même et progressivement envers les autres. La notion d’assumance contient donc également celle de tolérance.
J’ai proposé dans cet article une introduction à l’assumance telle que nous la développons au Si Institut. Encore une fois, c’est une proposition qui n’a pas pour vocation de s’ériger en vérité mais simplement d’être aidante – à la fois dans ses aspects réflexifs et également dans sa portée pragmatique – dans nos métiers d’accompagnants et pour nos clients. Sur le mode intégratif qui est la nôtre dans l’utilisation de la systémique, l’assumance occupe la place qui sera définie par chacun de nos clients et non par nous, pour les aider à une réorganisation globale les portant progressivement vers un équilibra davantage fonctionnelle, selon leurs propres attentes, dans le cadre de leur vie personnelle ou (et) professionnelle.
En résumé, l’assumance est à la croisée de plusieurs chemins :
- La prise de conscience de catégorisations normatives dans lesquelles nous sommes enfermés par les autres, nous nous enfermons et nous enfermons les autres,
- La capacité à assumer plus pleinement qui nous sommes, nos choix et nos orientations,
- La capacité à mieux reconnaître ses besoins fondamentaux,
- L’acceptation et l’autorisation de ne pas tout assumer,
- L’apprentissage à reconnaître nos visions binaires et à trouver des tierces solutions,
- La construction de sa propre norme singulière,
- L’identification et l’éloignement des rejets intériorisés,
- L’apprentissage à ne pas prendre à son compte les problèmes qui appartiennent aux autres,
- L’identification de l’intolérance chez les autres mais aussi en soi et la compréhension de l’ambigüité de sa construction entre convoitise et rejets,
- La possibilité de débusquer et rassurer nos peurs derrière l’intolérance,
- La reconnaissance et l’acceptation de nos zones d’ombre,
- …/…